La fin de vie selon Hadrien
Je vous invite à lire ou à relire les Mémoires d’Hadrien, cette autobiographie fictive écrite par Marguerite Yourcenar. Pour rappel, Marguerite Yourcenar est la première femme entrée à l’Académie Française. Ce livre, débuté dès son adolescence, paraît en 1951 alors qu’elle est âgée de 48 ans et qu’elle a acquis la maturité et les connaissances suffisantes pour relater une vie entière, celle de l’empereur romain Hadrien.
Je ne parlerai pas de l’ensemble du livre, la vie d’Hadrien, lettré philosophe épris de culture grecque qui succède à Trajan au début du second siècle, met fin à la politique expansionniste de son prédécesseur et s’attache plutôt à pacifier son empire et à en renforcer les structures administratives.
Mon propos d’aujourd’hui est de vous faire méditer sur sa fin de vie, racontée si finement par Marguerite Yourcenar. J’en résume les différentes phases :
Hadrien songe avec quelle simplicité il a jadis accordé la permission de se suicider à un philosophe ami. Il pensait alors « qu’un homme a le droit de décider à partir de quel moment sa vie cesse d’être utile »
Il n’avait alors pas prévu qu’il connaitrait une période dépressive, « l’écœurement d’exister qui aboutit à l’envie de mourir » et que « la mort peut devenir l’objet d’une ardeur aveugle ». Mais il se ravise : il est chef d’armée, il n’aurait pas permis à un simple soldat de se suicider et lui-même ne peut donc déserter.
Cette obsession de la mort ne cesse de s’imposer à son esprit que lorsque les premiers symptômes de la maladie viennent l’en distraire. En effet, cet empereur adulé de son vivant parvient à la soixantaine (un exploit pour l’époque) mais il est miné par la maladie et la vieillesse. Ses jambes sont gonflées, il souffre, la montée d’un escalier l’accable tant il est essoufflé, la chaleur l’insupporte, il entend moins bien… c’est alors qu’il recommence à aimer cette vie qui le quitte, qu’il souhaite passionnément jouir de son corps quelques années de plus. « La maladie dégoûte de la mort. On veut guérir, ce qui est une manière de vouloir vivre. »
Mais la faiblesse, la souffrance, mille misères corporelles découragent bientôt le malade de remonter la pente. L’obsession de la mort le reprend mais cette fois, les causes sont visibles, avouables. « Rien ne me retenait plus : on eût compris que l’empereur, retiré dans sa maison de campagne après avoir mis en ordre les affaires du monde, prît les mesures pour faciliter sa fin. » Mais Hadrien n’a plus la vigueur nécessaire pour un suicide. Il pense donc à se faire assister : d’abord par Mastor, son maître de chasse, qui s’enfuit en hurlant à l’idée de planter son glaive dans le corps de son empereur et puis par Iollas, le remplaçant de son médecin « qui connaît la formule de poisons extraordinairement subtils ». Ce dernier refuse en raison du serment d’Hippocrate mais promet finalement devant l’insistance d’Hadrien. Hadrien l’attendra en vain car Iollas s’est suicidé : « ce cœur pur de tout compromis avait trouvé moyen de rester fidèle à son serment sans rien me refuser »
Le lendemain, Hadrien est visité par Antonin, un ami qui se sent coupable. « Il promet d’unir ses efforts à ceux de son entourage pour le soigner, soulager ses maux, rendre sa vie jusqu’au bout douce et facile, le guérir peut-être », « il comptait sur moi pour continuer le plus longtemps possible à le guider et à l’instruire »… et Hadrien conclut : « Je sais ce que valent ces pauvres protestations, ces naïves promesses : j’y trouve pourtant un soulagement et un réconfort. Les simples paroles d’Antonin m’ont convaincu : je reprends possession de moi-même avant de mourir. »
Il ajoute encore : « Ma mort me semblait la plus personnelle de mes décisions, mon suprême réduit d’homme libre ; je me trompais. D’autres Iollas ne seront pas mis à l’épreuve. Je ne veux pas laisser cette image grinçante d’un supplicié incapable de supporter une torture de plus. Il me paraît que l’existence n’a plus rien à m’offrir : je ne suis pas sûr de n’avoir plus rien à en apprendre. Je ne refuse plus cette agonie faite pour moi. L’heure de l’impatience est passée… J’ai renoncé à brusquer la mort. »
A l’heure où la fin de vie fait l’objet d’un nouveau projet de loi, ce texte nous touche par son universalité, bien au-delà du seul personnage d’Hadrien. Il met le doigt sur plusieurs points :
– envisager la mort d’un autre n’a rien à voir avec le fait d’envisager sa propre mort : il est facile de parler de libre choix de sa fin de vie quand il s’agit d’un tiers mais beaucoup moins aisé pour soi-même. Difficile donc d’avoir des positions définitives sur le sujet.
– l’ambivalence de chaque être face à sa mort : la mort peut être souhaitée pour soi en cas de désespoir (écœurement d’exister) lié à la perte d’un être cher ou à des difficultés qui s’accumulent. Mais si la maladie s’annonce, l’envie de vivre revient plus forte. Quel médecin n’a pas constaté cette nouvelle ardeur à vivre du patient dépressif auquel on annonce une maladie grave ?
– le désir d’en finir évolue selon l’état de santé, l’importance de la souffrance, de la déchéance, du sentiment d’inutilité… d’où l’importance de calmer ces souffrances mais aussi de redonner de l’espoir au malade, de lui montrer qu’il n’est pas seul, qu’il peut encore compter pour son entourage. Même si Hadrien ne se fait aucune illusion sur les promesses d’Antonin, ses paroles l’ont soulagé. Autre manière de souligner l’importance des soins palliatifs.
– la difficulté d’utiliser un tiers pour accomplir sa propre mort : c’est un poids énorme aussi bien pour le proche que pour le médecin. Bien sûr, chaque médecin impliqué dans une euthanasie ou un suicide assisté n’ira pas inéluctablement jusqu’au suicide mais combien pourront envisager de tels gestes ?
– la question de la dignité : c’est l’argument majeur de ceux qui envisagent de modifier la loi. Selon eux, mourir dans la dignité, c’est refuser l’extrême vieillesse, la décrépitude, la perte progressive de ses facultés physiques ou cognitives. Hadrien retourne complètement cet argument : il veut assumer jusqu’au bout sa vie d’homme, y compris l’agonie qui est une étape comme l’est la naissance. Il dit même qu’il ne veut pas laisser à la postérité l’image d’un homme incapable de souffrir. Quelle leçon de vie à une époque où la moindre souffrance devient intolérable.
En conclusion, j’espère que cette petite analyse ne sera pas mal interprétée. En effet, elle ne vise surtout pas à faire une apologie de la souffrance ni même à s’opposer d’emblée à toute modification de la loi actuelle. Mon but est surtout de rappeler que chacun est à la fois unique et seul à appréhender sa propre mort, que nos positions sont évolutives selon l’âge ou l’état de santé et qu’il faut donc éviter à tout prix toute généralisation et tout dogmatisme à ce sujet. Hadrien, en soulevant toutes ces questions, nous donne une belle leçon de vie.
Dr Valérie LAYET, généticienne