Cette seconde chronique consacrée à Laennec et à sa remarquable carrière, s’impose en raison de l’importance de ses travaux, de son invention, le stéthoscope (1816) et au souffle de modernité qu’il apportait à la médecine de son époque et aux générations futures de médecins.

C’est le début de l’Ere Technologique dans la démarche diagnostique avec l’apport de l’acoustique dans l’examen du malade et surtout, grâce à un travail méthodique, à la corrélation de la séméiologie acoustique (certainement difficile avec son stéthoscope encore rudimentaire) avec les lésions tissulaires systématiquement vérifiées par lui-même à l’autopsie. Pour prendre la mesure du succès des travaux de Laennec, il suffit de constater l’impact de cette technique acoustique chez ses confrères de l’époque et de l’intérêt des nombreux biographes passionnés par sa carrière et ses travaux.

Dès 1820, Paris devenait capitale médicale pour de très nombreux confrères et étudiants étrangers, assistant à ses cours, dispensés au Collège de France, à l’Hôpital Necker et à celui de la Charité. On y croisait les médecins de l’Europe entière, jusqu’aux suédois, russes, baltes, pour écouter le maître, et venir ausculter avec acharnement les malades de ces hôpitaux. Parmi les nombreux médecins anglais, les plus nombreux, on remarquait Sir J. Clark, Sir J. Forbe et Hodgkin, élèves de Laennec, diffusant l’usage du stéthoscope dans le monde anglo-saxon, jusqu’à Philadelphie aux Etats-Unis.

Chez ses nombreux biographes, certains se distinguaient en décrivant avec intérêt et attachement, le parcours remarquable de cet exceptionnel clinicien inventif.

Revenons sur cette carrière, avec les étapes décrites avec passion par le Professeur Chrétien (Professeur de pneumo-phtisiologie à l’Hôpital Laennec) et par J.P. Kerneis (à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Laennec en 1981).

Ils décrivent un homme anxieux, perfectionniste, présentant un visage osseux, creusé, mais distingué, sujet à des troubles psychosomatiques, et malheureusement fragilisé par l’évolution larvée de la tuberculose dont sa famille était atteinte.

Pour sa part, JP Kerneis décrit avec éloge, en 1981, les échelons de la Gloire pour Les Laennec :

Guillaume, l’oncle mentor qui partage la gloire de son neveu, René :

  • 1795/1801 : formation médicale de TRH Laennec décrit comme surdoué, polyvalent, étudiant d’élite et excellent musicien
  • 1801/1816 : travailleur acharné, anatomiste et clinicien. De fait, Laennec « fait tout très vite et très bien » et ses maîtres Dupuytren et Hallé le remarquent
  • 1816/1819 : mise au point du stéthoscope, avec application fulgurante anatomo-clinique de l’auscultation.
  • 27 mois de travaux sont conclus par la première édition (aout 1819) de « L’auscultation médiate » avec une nosologie thoracique riche et fondatrice de la médecine moderne où tout diagnostic doit être basé sur les signes physiques et avérés d’une maladie.

Ces deux biographes retiennent la pertinence de ses observations et descriptions, la fluidité de son intelligence, et son niveau de culture, alliant médecine, culture classique, avec grec et latin, et la musique.

Grâce à Laennec, la médecine entre dans l’observation réelle et précise des faits, en particulier les sons du corps et leur analyse, rompant avec les longs discours, à la façon des médecins de Molière, dissertant sans fin au lit du malade. Cette nouvelle ère médicale allait déboucher sur une médecine plus curative, même si Laennec pêchait dans le domaine thérapeutique, puisqu’il préconisait Goémon et Varech contre la tuberculose. Ses travaux se traduisent par deux éditions du Traité de l’auscultation médiate (1819, 928 pages / 1826, 1518 pages réparties en 29 chapitres sur le cœur, et 27 sur les poumons).

On peut évaluer la contribution majeure de Laennec dans le progrès médical, avec des descriptions indiscutables :

Asthme, Abcès du poumon, Bronchites, Dilatation des bronches (distincte de la Phtisie), Emphysème, Infarctus du poumon, Œdème pulmonaire, Pneumonie « bactérielle », étude sur la Tuberculose et d’un type de Phtisie contagieuse, Pleurésies et Pneumothorax.

Dans le domaine purement acoustique, ses travaux sont également remarquables en raison de deux éléments techniques défavorables : les performances modestes du premier stéthoscope et cet outil mono-auriculaire, sans stéréophonie. En effet, l’oreille de l’examinateur devait être très performante pour décrire cette séméiologie acoustique avec ses critères (volume, timbre, rythme, couleur ou imagerie sonore).

Quels étaient donc ces bruits, ces sons du thorax ?

Au niveau du cœur, le B1 qui débute la systole (fermeture des valves auriculo-ventriculaires) est décrit comme un LAP, et B2 (fermeture des v. sigmoïdes) comme un DUB. (Nuances ?).

Avec quatre valves et deux temps auscultatoires, on peut donc observer huit souffles.

A la suite de Laennec, ce fut donc une longue période pour l’auscultation qui commençait avec des conditions d’examen sans cesse améliorées et discutées, jusqu’au Dr Duroziez (cardiologue – 1826/1897) décrivant, en 1862, le Rétrécissement Mitral avec la fameuse onomatopée : « ROUFF – CLAC – TATA », à la pointe du cœur, rythme à trois temps avec accentuation présystolique de B1 caractéristique, le crescendo pendant la diastole et le dédoublement de B2.

C’est véritablement un travail d’écoute remarquable lorsqu’on constate actuellement le passage systématique et immédiat de l’auscultation à l’Echo-cardiographie, dès qu’un souffle est entendu, sans plus de discussion. Gain de temps ?

Le stéthoscope de Laennec a évidemment évolué au fil des décennies :

  • 17/02/1816 : premier stéthoscope (conservé à Nantes)
  • 08/03/1817 : stéthoscope en bois de buis
  • 1830 : stéthoscope avec adaptateur auriculaire en ivoire (P. Piorry)
  • 1840 : stéthoscope à pavillons cœur et poumon
  • 1851 et 1852 : stéthoscope bi-auriculaire
  • 1870 : stéthoscope différentiel avec deux pavillons comparant deux zones différentes
  • 1961 : Dr Littman, stéthoscope avec pavillon réversible
  • Et plus tard, stéthoscope à amplification électronique et à l’avenir un stéthoscope connecté permettant de caractériser un souffle.

200 ans après son invention, le stéthoscope pourrait être couplé avec écho-cardiographe miniaturisé.

Au Havre, difficile de savoir si le stéthoscope de Laennec avait révolutionné l’examen médical du Dr Dezalles-Lelièvre, médecin de l’hôpital à partir de 1779 et de ses confrères, les Drs Perrière, Foubert et Bourgneuf (1829).

Le stéthoscope permet l’exploration : des battements cardiaques, souffles, murmure vésiculaire respiratoire, le thrill artériel, les bruits abdominaux, fœtaux, le contrôle de la tension artérielle, en traumatologie, le crépitement osseux d’un foyer de fracture, souffle artériel intra-crânien, en anesthésie réanimation, vérification d’une intubation trachéale correcte ; mais aussi, en médecine vétérinaire.

Domaine d’utilisation non médicale : déminage d’explosif, plomberie, mécanique, serrurerie.

Quant à l’avenir :

  • en 2022, la FDA validait les algorithmes de détection de FA et souffle
  • en 2024, un stétho avec IA (Mayoclinic) détectant 85% des anomalies
A propos d’oreille absolue

Sur le plan acoustique, les travaux de Laennec sont évidemment remarquables et invitent à reprendre quelques éléments médicaux sur l’audition, sur les éléments anatomiques de l’appareil auditif, et sur les capacités auditives de Laennec. Oreille absolue ou non, chez lui ?

Une oreille jeune peut percevoir 10 octaves de notes. L’oreille moyenne peut distinguer jusqu’à 1/17ème de ton, permettant ainsi de différencier jusqu’à 1400 sons.

S’agissant de la distinction entre oreille absolue et relative, les supports anatomiques et la physiologie de l’audition restent les mêmes avec quelques paramètres liés à l’importance de l’Inné et de l’Acquis où l’éducation musicale précoce est primordiale.

En 1990, le Pr Chouard a étudié les propriétés myo-contractiles des cellules ciliées de l’organe de A. Corti (découvert en 1851), permettant la discrimination fine des différences de fréquence des sons. L’organe de Corti contient quelques 15 000 cellules ciliées à la naissance : cellules externes amplifiant le signal sonore et cellules internes transformant les vibrations mécaniques en influx nerveux. Les cellules ciliées proximales de la spirale cochléaire traitent les fréquences aigues, et les cellules distales les fréquences graves.

Ces vibrations impactent : les tympans, puis les trois osselets, jusqu’à la cochlée remplie de fluide (découvert dès 1700) avec la membrane basilaire et les cils auditifs qui transforment ces mouvements vibratoires en signaux électriques. Le nerf auditif (30 000  fibres) les transmet au tronc cérébral, au thalamus, où ils sont conditionnés avant d’être envoyés aux aires auditives droites et gauches.

Plus précisément, après l’organe de Corti, les signaux électriques envoyés depuis le thalamus aboutissent aux trois aires auditives au niveau du cortex temporal :

  • aire auditive primaire, traitement de fréquences et intensité des sons
  • aire auditive secondaire, sons complexes, langage, harmonie, rythme, mélodie
  • aire auditive tertiaire, intégration des sons et des systèmes sensoriels

Ces précisions ne surprendront pas les lecteurs médecins, mais vont faire découvrir aux lecteurs non avertis et curieux que sont nos amis musiciens, que le traitement du son par l’oreille est complexe.

Pour Laennec, éminent musicien et explorateur des sons du corps, il a probablement utilisé au mieux ses aptitudes auditives. Toutefois, difficile de dire si son oreille était absolue ou relative.

Cette capacité est un atout, mais pas toujours car elle peut perturber son détenteur et bien sûr, le musicien professionnel qui détectera la moindre perte de justesse.

L’IRM(f) identifie au moins 10 à 12 zones cérébrales dans le processus auditif et surtout en jouant.

En écoutant la musique, celle-ci active la mémoire et les centres de l’émotion (tonsille sur l’hippocampe, noyaux accumbens) mais en jouant d’un instrument, les cortex moteurs (coordination des mouvements instrumentaux), cortex sensoriel (traitement des sensations tactiles pendant le jeu), cervelet (mouvements, rythme et réaction émotionnelle) et cortex visuel (lecture de partition) sont eux aussi concernés.

La perception auditive est très variable selon les espèces :

  • Chauve-souris (2KHertz / 120 KHertz) et Dauphins (75 Hertz / 150 KHertz) utilisant ces hautes fréquences pour leur écho-localisation
  • Eléphant et baleine (5 Hertz / 12 KHertz), basses fréquences, se propageant sur de longues distances
  • Pour l’homme, chez le jeune enfant (20 Hertz à 20 KHertz) avec une baisse chez l’homme âgé à 15 KHertz

L’âge (supérieur à 60 ans) entraine une perturbation de l’oreille absolue par atrophie de la membrane basale, et durcissement des cellules ciliées, entrainant une perception d’un ½ ton en plus.

AVC, traumatisme crânien, infection cérébrale affectent cet avantage acoustique.

Citons les études concernant cet atout auditif où l’inné et l’acquis sont décrits (la notion de l’inné correspond à un caractère génétique autosomal dominant à faible pénétrance).

  1. En cas d’éducation musicale dès 4/5 ans. En Asie 60% des étudiants en musique qui parle une langue chantante possède l’oreille absolue contre, aux USA, 14% seulement des étudiants en musique parlant une langue atonale
  2. En 2006, étude montrant une aptitude chez les asiatiques, vietnamiens et chinois parlant le mandarin, où l’on perçoit des variations phonétiques d’1/4 de ton
    • En cas d’éducation musicale à 8/9 ans : baisse à 42%
    • Education musicale dès 6/7 ans : le % baisse à 55%
    • L’acquis de l’oreille absolue doit donc s’opérer avant 8 ans.
  1. En 1995, l’IRM(f) a montré des parties droites et gauches très asymétriques du planum temporale chez les musiciens oreille absolue + et une activation des aires du cortex frontal.  Tout ceci explique la synchronisation des ondes cérébrales dans les aires concernées quand les musiciens jouent ensemble. Ceux-ci ont une grande capacité à utiliser leurs mains en raison de la coordination motrice nécessaire et du toucher somato-sensoriel. Chez les musiciens professionnels, il faut noter que c’est l’hémisphère gauche qui gère, au lieu du droit chez le simple auditeur et que leur corps calleux est plus épais ainsi que les cortex auditifs et moteurs plus larges. Tout ceci explique la synchronisation des aires cérébrales et des ondes quand des musiciens jouent ensemble incluant le rôle des neurones miroirs.
  2. Evoquons le cerveau musical du jazz man. L’IRM(f) montre une activité dans le cortex préfrontal latéral s’il joue une mélodie mémorisée ou écrite, et une désactivation de cette zone s’il improvise.
  3. Dans le cas de synesthésies avec fusion des sens, l’IRM(f) révèle l’activation des aires visuelles chez les synesthètes qui voient des couleurs en jouant de la musique grâce à une hyper connexion des liaisons neuronales

Mais, pour conclure sur cet aspect encore mystérieux de l’audition chez le détenteur de l’oreille absolue, il faut rappeler que si Bach et Mozart étaient oreille absolue +, Tchaïkovski ne l’était pas.

Quant aux synesthètes (4% de la population, et surtout des gauchers), on compte des musiciens connus tels : Liszt, Wagner, Sibelius, Scriabine, Messian, Rimski-Korsakov et Duke Ellington, Steevie Wonder, Billy Joel et bien d’autres.

Au-delà de sa carrière exceptionnelle et du progrès qu’il a enclenché en médecine, c’est tout le mystère de l’audition et de ses curiosités que cette biographie a suscité, comme les dons acoustiques de Laennec qui m’ont inspiré en sortant, avec ces commentaires neurophysiologiques, du cadre purement historique de cette chronique.

Si la bonne oreille de Laennec et son éducation musicale précoce furent déterminantes, la question posée sur son éventuelle oreille absolue n’a malheureusement pas de réponse

En introduisant le stéthoscope, devenu symbole médical, Laennec a apporté un outil diagnostic irremplaçable, qu’utilise avec fierté le jeune étudiant en médecine, lors de ses premières observations de malades. Mais plus tard, malheureusement, arboré autour du cou ou dépassant de la blouse pour distinguer le médecin des autres blouses blanches, ou encore posé sur un bureau, ce stétho est négligé, faute de temps, comme le soulignent nombre de patients surpris et témoignant de sa moindre utilisation…Erreur ?

Dr Michel LEBRETON


Biographie

  • Un poux dans la tête – Marc Magro – Ed First histoire – 2016
  • Vie et œuvre de Laennec – Professeur J. Chrétien – 1985
  • Les échelons de la gloire, Laennec inventeur de l’auscultation – JP Kerneis – 1981 – revue du Palais de la Découverte
  • Musicophilia, la musique, le cerveau et nous – O. Sacks – Ed Points
  • Le cerveau, comment ça marche ? – Ed DK 2020 (How the brain works ?) – Ed Pingouin random house

Notes :

  • B1 = premier bruit cardiaque
  • B2 = 2ème bruit cardiaque
  • IRM(f) = imagerie par résonance magnétique fonctionnelle
  • Corps calleux = pont de substance blanche reliant les deux hémisphères
  • FA = fibrillation auriculaire
  • Synesthète = personne chez qui un stimulus sonore est associé de façon pratiquement systématique à une stimulation visuelle colorée

 

 

 

 

 

 

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